Précarité de la fin de l’analyse au XXIème siècle et valeur éthique du témoignage analytique1
The precariousness of the end of analysis in the twentieth century and the ethical value of the analytic testimony

 


Clotilde Leguil

Psychanalyste, membre de l'Ecole de la Cause freudienne
Psychologue clinicienne et agrégée de philosophie
Docteur en Philosophie
Auteur de Les Amoureuses, voyage au bout de la féminité, Seuil, 2010
Préfaces des nouvelles traductions de Freud au éditions du Seuil, Le Malaise dans la civilisation (trad. B. Lortholary) et Totem et Tabou (trad. D. Tassel), Points Seuil, 2010
Contribution à L’Anti-livre noir de la psychanalyse, sous la direction de J.-A. Miller, Seuil, 2006
La Pensée éthique contemporaine (avec J. Russ), Que sais-je ?, PUF, 2008.

clotildeleguil@free.fr

Resumé

A l’époque du storytelling et de la marchandisation de l’intime, du pousse-au-témoignage généralisé, quelle place accorder aux témoignages des analysants lors des dernières Journées de l’Ecole de la Cause freudienne et aux témoignages publics de passe dans les écoles de psychanalyse lacaniennes ? La valeur de ces récits de soi ne risque-t-elle pas de se perdre alors que l’esprit du temps invite en effet tout un chacun à dévoiler ses secrets, à parler publiquement de sa sexualité et de ses amours, de ses angoisses et des ses inhibitions ? Les enfants de Freud et de Lacan doivent-ils répondre à cette exhibition de l’intime même si c’est pour la bonne cause ?

Mots-clés: psychanalyse, fin de l’analyse, sinthome, jouissance, l’Analyste de l’École.

 

Abstract

In days of storytelling and merchandising of privacy, of a general imperative to self manifestation, what role should be given to the testimonies of analysands during the last journeys of the École de la Cause Freudienne and to the public testimonies of the pass in the Lacan oriented schools of psychoanalysis? Isn’t he values of these stories of self at risk of being lost when the spirits of the times invites practically everyone to talk publicly of their sexuality and their relationships, of their anxieties and inhibitions? Must the children of Freud and Lacan respond to this exhibition of the privacy, even if for a good cause?

Key words: psychoanalysis, end of analysis, symptom, enjoyment, analyst member of the School.

 

 

 

A l’époque du storytelling et de la marchandisation de l’intime, du pousse-au-témoignage généralisé, quelle place accorder aux témoignages des analysants lors des dernières Journées de l’Ecole de la Cause freudienne et aux témoignages publics de passe dans les écoles de psychanalyse lacaniennes? La valeur de ces récits de soi ne risque-t-elle pas de se perdre alors que l’esprit du temps invite en effet tout un chacun à dévoiler ses secrets, à parler publiquement de sa sexualité et de ses amours, de ses angoisses et des ses inhibitions? Les enfants de Freud et de Lacan doivent-ils répondre à cette exhibition de l’intime même si c’est pour la bonne cause?

Tout d’abord, de quoi a-t-on parlé aux dernières Journées de novembre? A-t-on parlé de soi ou de psychanalyse? Nous avons parlé de ce que le "soi" devient au cours d’une psychanalyse et donc c’est de psychanalyse pure, en acte, dont il était question. Ce qui est monté sur la scène, ce n’est pas le moi gonflé d’orgueil et de fausseté, mais un sujet s’éprouvant à travers un récit inédit sur le rapport à ce qui ne peut se dire nulle part ailleurs dans la société, à savoir ce rapport à un trauma inaugural qui nous a introduit chacun à la logique de la pulsion de mort. Les récits de soi des Journées de l’Ecole de la Cause freudienne sur “Comment on devient analyste au XXIe siècle”, de novembre 2009, nous ont donc poussé à un effort de poésie et de démonstration quant à un travail psychanalytique - dont la durée le plus souvent dépassait la décennie. Ils furent ainsi de l’ordre d’une sublimation, et comme l’a montré Lacan, la sublimation comporte aussi une dimension sociale au sens où l’œuvre n’exerce une fonction sublimatoire que si elle est reconnue. Savoir parler d’une psychanalyse, tout en préservant une pudeur sans laquelle nous aurions traversé cette expérience en proie à un grand malaise – pour les femmes - , ce fut une création.

Si nous vivons à une époque où, comme le diagnostiquait déjà Robert Musil, les expériences se sont détachées des sujets qui les vivent, pour devenir expérimentations sociales, les témoignages des Journées répondaient de façon subversive à l’époque du tout évaluable en donnant la parole à des analysants jusque là sans voix dans la communauté analytique pour dire ce qu’était une expérience analytique qui n’est pas détachée du sujet qui la vit. Ainsi séances courtes, ponctuations, interprétations équivoques et dérangement de la défense, forment des analysants capables d’en dire quelque chose en leur nom.

Ensuite, la valeur éthique des récits de passe réside dans les effets d’orientation qu’ils produisent sur les analyses en cours. Les témoignages de passe nous parlent de ce rapport d’un sujet à ce qui rate, et qui continuera en quelque sorte de rater, alors que la marchandisation de l’intime ne veut rien savoir de La Chose en nous parlant faussement de ce qui réussit. Ces témoignages redonnent ainsi une dignité au récit de soi à une époque où celui-ci est entre les mains de la vulgarité et de l’obscénité. Ces récits nous parlent avec délicatesse et finesse de méditations parfois extravagantes dont le sujet lui-même se demande s’il peut les partager avec son public tant elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde, ils relèvent d’une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur. Les récits de passe sont peut-être au XXème et au XXIème siècle, ce que les Méditations ont été au XVIIème siècle, les Confessions au XVIIIème, et la poésie au XIXème. Ils ont la même valeur poétique et démonstrative, là où toute poésie et toute démonstration ont été anéanties par la chosification des êtres au service du marché.

Mais cette valeur éthique s’articule aussi à la précarité de la fin de l’analyse au XXIème siècle. Lorsqu’il n’est plus question de traversée du fantasme et de franchissement permettant de concevoir la fin de l’analyse comme une seconde naissance et de se retourner sur son passé en se disant "ouf, terminé!", mais qu’il est question de sinthome, de jouissance non négativable, de restes qui ne disparaîtront jamais, de quelque chose qui se dégonfle et s’essouffle, mais peut aussi bien profiter d’une nouvelle contingence pour retrouver toutes ses forces, bref lorsque la jouissance ou la pulsion de mort, intriquées au logos, sont désactivées sans être éliminées pour autant, prêtes à bondir sur leur proie dès que les forces permettant d’y résister baissent la garde, cette fin d’analyse-là installe inévitablement le sujet dans une situation de précarité ontologique. Car cette fin n’est pas de l’ordre d’une certitude mathématique, d’une intuition du vrai à la façon dont Descartes a eu l’intuition jubilatoire d’un "Je pense, J’existe!" mais plutôt de l’ordre d’un "Je pense donc je jouis", comme l’avait énoncé Jacques-Alain Miller dans son cours sur "Les choses de finesse" (2008-09), et par conséquent d’un ravalement de la fin de l’analyse à une expérience sans véritable point d’appui. Et du coup, même si c’est fini, il n’y a aucune raison de s’en réjouir. C’est une fin, mais malheur à celui qui y croira un peu trop, malheur à celui qui ne verra pas que là où il aime le récit qu’il a pu faire de sa vie, c’est là aussi qu’il se ment le plus à lui-même en oubliant que le Réel ne se laisse jamais réduire à une vérité existentielle. Là où tu te prenais pour un beau sujet qui parle, n’oublies jamais que tu n’es qu’une pauvre substance jouissante…

Cette précarité de la fin de l’analyse dont découle logiquement la précarité du statut de l’Analyste de l’École, devrait inviter à faire de la mise en œuvre de cette parole inédite un moment exceptionnel qui pourrait n’avoir lieu qu’une fois aux Journées, une autre au Congrès de l’AMP pour ne plus jamais se reproduire. Ensuite, chut! silêncio… D’un côté l’analyste est plus que jamais contraint de parler de la fin de son analyse au XXIème siècle, afin de juger si les fondements qu’il a choisi sont assez fermes, mais d’un autre côté, son récit qui ne sera pas au goût de tout le monde ne doit pas non plus être divulgué à tout le monde. Si le mirage de la vérité signifie aussi précarité de la fin de l’analyse, il faut s’attacher à penser les conditions d’une transmission ne venant pas redoubler cette précarité mais permettant peut-être de la supporter en lui donnant la valeur exceptionnelle qui lui revient, celle de ne pouvoir être ni comparée, ni répétée, mais évoquée précieusement, une fois, deux, laissant ensuite après elle quelques échos comme autant de petits éclats de lumière qui indiquent un passage secret qu’il appartiendra aux suivants d’emprunter à leur tour si le cœur leur en dit.

Note

  1. Communication au Congrès de l’AMP "Semblants et Sinthome", dans la séquence "Aggiornamento de la passe", sous la présidence de J.-A. Miller, le lundi 26 avril 2010.

Références

MILLER, J.-A. (2002-03). Un effort de poesie. Cours du Département de Psychanalyse Paris VIII, seção I e II. Inedite.
MILLER, J.-A. (2008-09). Chose de finesse en psychanalyse. Cours du Département de Psychanalyse Paris VIII, seção I e II. Inedite.

Reçu 20/04/2009; accepté le 03/06/2009.
Recebido em 20/04/2009; aceito em 03/06/2009.
Received in 04/20/2009; acceptd in 06/03/2009.